Mesure pour Mesure, 1978
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De William Shakespeare Mise en scène de Peter Brook Première représentation : Théâtre des Bouffes du Nord, 27 octobre 1978 Adaptation française Jean-Claude Carrière Costume Jeanne Wakhévitch Construction scénique Pâris VlavianosAvec François Marthouret, Malick Bowens, Bruce Myers, Maurice Bénichou, Jean-Claude Perrin, Michèle Collison, Andreas Katsulas, Arnault Lecarpentier, Urs Bihler, Clémentine Amouroux, Alain Maratrat, Corinne Juresco, Mireille Maalouf |
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« Il paraît qu’au septième jour de la création, un tel ennui se répandait dans le monde que Dieu se sentit obligé de faire un dernier effort. Il cherche dans son esprit une trouvaille à la hauteur de ses autres inventions et c’est ainsi qu’après une longue méditation il conçoit le théâtre.
Il présente cette découverte aux anges dans les termes suivants : « Le théâtre, dit-il, sera plusieurs choses à la fois. Il sera le moyen qui permettra à l’homme de mieux comprendre les hommes, l’instrument qui permettra à l’étudiant de connaître les lois de l’univers – et il sera la consolation de l’homme seul et de l’ivrogne. »
Les anges sont tous très excités et dès qu’il y eut assez d’hommes sur la terre, ils les invitent à se servir de cette extraordinaire possibilité de bonheur et de compréhension. Les hommes se lancent avec enthousiasme dans cette nouvelle forme d’expression et, très rapidement, ils se répartissent les spécialités. Bientôt, il y a des auteurs, des acteurs, des metteurs en scène et des spectateurs qui ne tardent pas à débattre d’une question brûlante – lequel de nous est le plus important ? Ces querelles finissent par prendre une place si grande dans leurs activités, que chaque séance se termine en disputes.
Quand même troublés par la mauvaise qualité de leurs tentatives, qui empirent à vue d’œil, ils demandent à un ange d’aller de leur part trouver Dieu pour lui demander son aide.
« Je comprends, dit le Seigneur, il leur faut un truc. » Prenant un bout de papier, Dieu y grifonne un mot et ayant plié le papier il le place dans une belle boîte qu’il remet à l’ange.
L’ange revient à toute allure et devant les professionnels du nouvel art rassemblés, il ouvre la boîte. Tous se pressent autour de lui et voient écrit sur le papier un seul mot : INTÉRESSANT
L’ange, un peu gêné, hoche la tête.
« Oui, c’est ça le truc ».
Les autres rouspètent violemment.
« C’est ridicule…
« Ce n’est rien de neuf…
« C’est primaire…
« Il se moque de nous… »
Et ils reprennent leurs activités et leurs querelles.
Pendant des siècles et des siècles, le message de Dieu est enfoui, oublié. Mais un beau jour, un jeune acteur qui en avait entendu parler par son grand-père qui, en avait entendu parler de son grand-père à lui, et ainsi de suite, le ressort au cours d’une dispute féroce dans le groupe dont il faisait partie. Cette dispute avait trait au spectacle qu’ils étaient en train de préparer par une nouvelle méthode appelée « création collective ».
« Il y a un truc, annonce-t-il, il est contenu dans le mot INTÉRESSANT »
Cette fois-ci, personne ne se moque de la formule. Après un long silence, ses camarades commencent à discuter avec gravité.
« Intérêt… intéresser… ça veut dire ne pas s’ennuyer… »
« Ah, non… ne pas ennuyer, c’est une chose. Intéresser, c’est tout à fait différent. »
« Intéresser. Qui ? Moi ? Nous ? Eux ? »
« Voilà. Je m’intéresse. Toi pas. Nous nous intéressons mutuellement. Mais eux, ils ne s’intéressent pas. Qu’est-ce qui nous intéresse tous au même moment ? »
Ce mot transparent et enfantin devenait de plus en plus dense et complexe, comme une goutte d’eau sous un microscope.
Jusqu’au jour où le défi lancé par le mot fut compris. Car si c’est trop lent, ce n’est pas intéressant… Si c’est trop rapide, non plus… Si c’est trop fort… S’il y a trop de monde dans le public… S’il y en a trop peu… S’il y a trop de vieux ou trop de jeunes ou trop d’intellectuels ou trop de gens simples…
Si c’est trop sérieux…
Si c’est trop divertissant…
Celui qui étudie les lois universelles trouve les histoires de lit sans intérêt, mais celui qui veut comprendre ce qui motive les hommes n’est pas intéressé par les symboles transcendants – et sans le rire, sans les larmes, sans un peu de chaleur et un peu de musique l’homme ivre et l’homme solitaire n’y trouvent pas leur compte. Au fond ce qu’il faut, c’est les satisfaire tous à la fois, au sein du même événement.
Comment faire ?
Et c’est ainsi que les gens du théâtre constatèrent que quelle que soit la nature du problème, il faut se référer continuellement au grand mot.
Comme toujours un Truc Divin est insaisissable et inépuisable ».
Peter Brook
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