« Une flûte… » sans contraintes

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©Photo Pascal Victor

Peter Brook libère le chef-d’oeuvre de Mozart des conventions du genre. Pour faire surgir du livret les émotions les plus pures.
©Telerama 13 novembre 2010 – Aurélien Ferenczi
La scène du Théâtre des Bouffes du Nord est, comme souvent, dépouillée : un simple tapis sur lequel se dressent quelques joncs, tels des repères ; côté cour, un grand piano noir. C’est « l’espace vide », tel que l’a théorisé jadis Peter Brook. Il règne là une atmosphère singulière, apaisée et concentrée à la fois : un air de laboratoire artistique secret, à l’abri des bruits de la ville… Depuis le 15 août, le vieux metteur en scène anglais (85 ans) et ses acolytes, Marie-Hélène Estienne et Franck Krawczyk, y travaillent à faire surgir une version piano-chant-jeu d’un des chefs-d’oeuvre de Mozart, rebaptisé pour l’occasion Une flûte enchantée. Non pas « leur » Flûte…, mais « une », celle qui se créera, là, des efforts répétés d’une troupe de jeunes chanteurs, comme une quintessence de l’oeuvre mozartienne. Cela fait plus d’un an et demi que Franck Krawczyk, pianiste et compositeur ayant beaucoup travaillé en lien avec le théâtre et les arts plastiques, s’est attelé à une réduction de la partition. Le terme, selon lui, est impropre : « Il s’agit plutôt de revenir à un état antérieur de l’opéra, affranchi des conventions du genre, expliquet-il. Dans une lettre à sa soeur, Mozart écrit : ‘Quand je me mets au piano et que je joue quelque chose de l’opéra, je me mets à pleurer et cela me suffit.’ C’est ce ‘quelque chose’ qu’il faut mettre au jour… » « Quand Mozart crée La Flûte enchantée, en 1791, explique Peter Brook, c’est à l’invitation d’Emanuel Schikaneder [le librettiste de La Flûte…], qui l’emmène dans son théâtre populaire des faubourgs de Vienne. Habitué aux grands opéras, Mozart se plie aux exigences d’un théâtre qui demandait des effets scéniques inattendus et spectaculaires, des transformations de décor surprenantes, et aussi des passages comiques, puisque Schikaneder lui-même, qui avait des talents comiques, jouait Papageno. Mille contraintes ! Qu’est-ce qui est essentiel à La Flûte… sans ce style imposé par nécessité ? Voilà ce à quoi nous travaillons. »

Ce type de démarche, Peter Brook l’a déjà entrepris, il y a près de trente ans, avec Carmen. De mémoire de spectateur, La Tragédie de Carmen, créée dans ces mêmes Bouffes du Nord en 1981, était un moment de grâce pure. Une intimité naissait de la proximité des artistes, et le spectacle retrouvait la sauvagerie mystérieuse de la nouvelle de Mérimée qui avait inspiré Bizet et ses librettistes. « Parce que, se souvient Brook, la forme ‘opéra comique’ avait imposé ses contraintes à Bizet : un choeur d’enfants, une procession, des entractes, etc. » Cette distillation-exhumation d’une oeuvre, sans tout ce qui la fait appartenir à une époque, un genre, un goût, Peter Brook l’a également réalisée en 1992 avec Impressions de Pelléas, d’après Debussy. Mais le metteur en scène y a vu aussi une façon d’échapper aux contraintes de l’opéra d’aujourd’hui, les archaïsmes et les pesanteurs des institutions.« Dans ma soif de tout expérimenter, j’ai été directeur des productions à Covent Garden dans les années 50, se rappelle Brook. J’y ai notamment mis en scène Les Noces de Figaro. Il était hors de question de se passer de décor, mais je crois que nous avions réussi quelque chose d’assez discret et intime. Je me souviens pourtant d’une dispute avec le chef d’orchestre. Dans la tradition viennoise, il y a toujours un moment, une scène d’ensemble, où Bartolo, qui est là pour faire rire, essaie de mettre la main sur les seins de Susanna. Quelqu’un lui tape la main pour qu’il la retire. Bien sûr, arrivé à ce moment des répétitions, je ne voulais pas d’une chose aussi stupide et vulgaire, mais le chef s’est emporté : ‘J’ai dirigé Les Noces à Vienne plus de cinquante fois, si vous enlevez ce geste, je refuse de continuer… !' » « En outre, poursuit-il, les chanteurs arrivent aux répétitions en ayant déjà travaillé le rôle avec un professeur qui leur dit de respirer à tel ou tel instant : mais c’est le spectacle, au gré des répétitions, qui dira où il faut respirer ! Un travail d’ensemble ne peut pas s’imposer vite : le metteur en scène russe Meyerhold disait qu’une forme d’aboutissement n’arrive qu’à la cinquantième représentation. A l’Opéra, je n’ai pu travailler dans de bonnes conditions qu’en montant Don Giovanni à Aix-en-Provence. Et le spectacle était bien supérieur la deuxième année ! » Les chanteurs d’opéra ont bien évolué, ainsi que l’ont découvert, au gré des auditions – « tout sauf des auditions traditionnelles où, d’un coup, une voix surgit du noir pour dire : ‘Merci, ça suffit !' » -, Peter Brook et ses collaborateurs. Ceux-ci ont réuni une troupe internationale de chanteurs disponibles et passionnés (qui composeront deux distributions en alternance). Tous jeunes, certains très jeunes, puisque l’une des Pamina aura, comme à la création en 1791, moins de 20 ans. Tous, si possible, débarrassés de l’obsession du « bien chanter » pour être au plus près de chaque personnage. Le travail sur le livret, mené par Marie-Hélène Estienne, partenaire de longue date de Peter Brook, aura été, dit-elle simplement, « de l’humaniser ». Un exemple, que Franck Krawczyk exécute pour nous illico au piano : ne pas jouer l’entrée de la Reine de la nuit de façon terrifiante, mais entendre qu’elle dit à Tamino, le jeune héros : « Ne tremble pas, mon cher fils »« Si l’on se souvient que la Reine de la nuit est une mère à qui l’on a enlevé sa fille, explique le pianiste, son personnage et ses convictions sont autre chose qu’hystériques, ses revendications paraissent justes. » Cette approche « psychologisante », au plus près de chaque mot du livret, influe sur la musique : Krawczyk a retrouvé, sous telle note de la Reine de la nuit, une trace du Requiem, composé quelques jours plus tard ; ou, sous l’entrée de Monostatos, le serviteur maléfique, quelque chose de Don Giovanni. Une savante exégèse mozartienne glissée dans un spectacle qui, à n’en pas douter, saura toucher le plus grand nombre, puisque débarrassé des conventions excluantes de l’Opéra…

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