Peter Brook : sagace et fugace
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Libération, 15 mars 18, par Anne Diatkine, photo Jérôme Bonnet
Le dramaturge et metteur en scène britannique défend ardemment le caractère éphémère de son art. Aux Bouffes du Nord, il monte «The Prisoner», fable énigmatique sur l’inceste et le pardon. Rencontre avec un orfèvre du vide.
On avait prévu de demander à Peter Brook à quoi on reconnaît un silence vivant au théâtre. Et si le vide qu’il cherche et creuse (1) depuis les années 60 peut être trop-plein. On était curieuse de savoir ce que le vieux monsieur, qui fêtera ses 93 ans le 21 mars, a envie de voir aujourd’hui au théâtre – et s’il y va. Et on se demandait si un homme comme lui, dont l’art est fondé sur une attention constante à l’instant présent, se prend encore à imaginer des projets. Mais le mot «projet» n’appartient pas au vocabulaire de ce metteur en scène internationalement célébré, pas plus que «pitch». Ou même le mot «culture», qu’il dit «détester» quand il est compris comme la fixation d’un patrimoine propre à chaque pays, alors qu’il l’entend «comme l’eau d’un fleuve entre deux rives» qui ne cesse de couler, de croiser de nouveaux paysages, et de se nourrir d’autres humus.
Cette eau du fleuve, c’est lui, bien sûr, Peter Brook, qui fut le premier, à l’orée des années 60, à jeter les oripeaux des conventions du théâtre occidental, du bon goût et du savoir-dire, tout ce qu’il appelle le «théâtre-mort», pour aller à la recherche de formes et de récits alors complètement inconnus, tel, pour prendre l’exemple le plus célèbre, le Mahabharata, l’épopée sanskrite de la mythologie hindoue, qu’il refit découvrir dans une épure de neuf heures, à Avignon en 1985, et qui voyagea partout.
Des mots, de ce que leur sonorité évoque et comment elle imprègne leur sens, il est beaucoup question dans son dernier livre, Du bout des lèvres, qui vient de paraître aux éditions Odile Jacob. Peter Brook, installé à Paris depuis la fin des années 60, vit avec l’anglais et le français, mais aussi entre les deux langues depuis cinquante ans. Et cependant, il arrive encore régulièrement que ses interlocuteurs lui répondent en mauvais anglais, quand il les questionne dans un français exquis. Les différences entre les langues, et la manière dont elles modulent aussi bien la gestuelle que la réflexion, habitent constamment celui qui commença son aventure théâtrale en France, par l’invention d’une nouvelle langue, «l’orghast, avec le poète Ted Hughes et des acteurs venus du monde entier, dans laquelle le sens d’un mot se transmettait par sa sonorité et sa forme». Rien ne va se soi pour Peter Brook qui, loin du verrouillage que produit habituellement l’âge, remet en cause toutes les évidences, y compris le tabou de l’inceste dans sa dernière pièce The Prisoner – coécrite et mise en scène avec Marie-Hélène Estienne – dont la transgression, pense-t-il, est beaucoup plus fréquente qu’on ne le suppose.
Sage soufi
On est chez lui, dans les hauteurs d’un immeuble au centre de Paris, et ses yeux bleus perçants nous traversent. Il est impossible de mentir à Peter Brook, à la pensée déliée et agile, et qui questionne à son tour, frontalement. Il évoque ces anciennes mises en scène, en nous demandant si on les a vues. Non, bien sûr que non, on n’a pas vu Marat-Sade, une pièce de Peter Weiss créée en 1966, et Peter Brook est bien le premier à concevoir le théâtre comme un art éphémère qui n’existe que grâce «aux intensités de la concentration commune du public pendant la représentation» et disparaît chaque soir. «Mais tout de même, l’interroge-t-on, la trace n’existe-t-elle pas dans la mémoire incertaine, vacillante, et singulière de chaque spectateur ?» Non, répond-il, tant le théâtre est, pour lui, «communion de présences», celles des acteurs mais aussi des spectateurs, qui éventuellement se rassemblent dans l’ennui. Peter Brook pense aussi que chaque spectacle s’autodétruit en même temps qu’il se joue, dès la première représentation, qui porte en elle le risque de sa propre sclérose. Ainsi les répertoires de mises en scène, jouées et reprises pendant une durée indéterminée, comme il peut en exister en Russie ou en Allemagne, ne lui paraissent pas opérants. «Car une mise en scène est toujours en prise avec son époque. Sinon elle meurt.»
Contrairement à Claude Régy, son presque contemporain qui a annoncé, à la création de Rêve et folie il y a un an et demi, qu’il signait là son dernier spectacle, Peter Brook ne clôture rien avec The Prisoner. La pièce est une fable limpide et énigmatique qui échappe dès qu’on tente de la résumer, à la manière des mirages qui reculent quand on avance. Peter Brook aime dire qu’elle est issue d’une rencontre réelle qu’il fit, il y a des décennies, dans un Afghanistan alors en paix, avec un sage soufi qui lui conseilla d’aller rencontrer son neveu, auteur «d’un crime indicible» et condamné pendant un temps indéterminé à se tenir face à une prison moderne, érigée dans un désert. Si lui ne peut apercevoir les prisonniers, eux le regardent sans cesse. Et sur le plateau circulaire des Bouffes du Nord à Paris (Xe), c’est Mavuso qui nous scrute, et c’est nous, le public, qui figurons l’enfermement. Le jour où les murs de sa prison intérieure s’effondreront, «il n’y aura plus de prisonnier».
Ateliers et improvisations
Est-ce la culpabilité qui le maintient sur place, assis, le plus souvent en tailleur, face à nous ? Chacun est libre d’imaginer qu’elle cimente cette muraille intérieure, plus solide que tous les lieux d’enfermement. Et chacun peut voir cette pièce, de peu de mots et de beaucoup de silence, comme une ode au pardon qu’on s’adresse à soi-même si on est capable d’attendre. Comme toujours chez Peter Brook, l’espace est dépouillé, et un rien lui suffit pour tout faire surgir : un marché, une forêt, le désert, la jungle, les arbres sur lesquels Mavuso grimpe si lestement – ici sur un mur du théâtre. Moment magique, quand le jeune homme berce ce qu’on croit être un bébé et qui se révèle être un rat. Le génie de la mise en scène est de rendre possible une indistinction entre ce qu’on voit et ce qu’on imagine. Car bien sûr, sur scène, il n’y a pas plus de rat que de bébé. Pas besoin de vidéo, donc, pas besoin d’occuper l’espace par autre chose que le corps des acteurs, leur entrée et leur sortie de scène – et la lumière, qui scande le passage des jours. Simplicité ? Théâtre du vide ? Peter Brook dit qu’il a «horreur» – et la douceur de sa voix n’est pas antagonique avec sa détermination – de «tout ce qui devient un système». Et par-dessus tout, lorsque des jeunes gens l’imitent et croient qu’il suffit de mettre deux ou trois branches sur le sol pour faire théâtre. «J’ai commencé par tout essayer. Monter Richard Strauss avec des décors, des perruques, des costumes», dit celui qui fut dès ses 23 ans directeur de production au Covent Garden, à Londres, sans la moindre expérience de l’opéra. «Ça m’a pris soixante-dix ans pour trouver le chemin du dépouillement. Chacun doit trouver sa forme, et cette recherche prend une vie entière.»
Quel est «le crime indicible» qu’a commis Mavuso ? La pièce le raconte : il a tué son père, qu’il a surpris couchant avec sa sœur, dont il est fou amoureux. Un double inceste, donc, mais seul le parricide semble poser problème. Mavuso dit à sa sœur : «Je t’aime comme père t’aimait.» Et le metteur en scène montre la jeune femme consentir aux avances de l’un et de l’autre, peut-être «parce que c’est cela qui est le plus difficile à penser», dit le metteur en scène qui, abruptement, nous demande notre avis sur l’inceste. Pour sa dernière création comme pour les précédentes, Peter Brook et Marie-Helène Estienne ont procédé par ateliers successifs et improvisations, afin de dénicher les acteurs. Nulle précipitation. Et à chacun de ses workshops, Peter Brook et sa collaboratrice ont découvert que l’histoire de la sœur de Mavuso rejoignait l’expérience intime de nombreuses postulantes au rôle, «profondément émues».
On pourrait parler de la découverte par Micheline Rozan, son agente, d’un théâtre abandonné derrière la gare du Nord, en 1971, et du miracle de «ses proportions parfaites». On n’ose pas demander à Peter Brook si les murs cramoisis ont été laissés tel quel ou s’il s’agit d’un mythe à l’usage des spectateurs. Peter Brook raconte comment, au fil des promenades, ils étaient auparavant tombés sur un autre théâtre du XVIIIe siècle abandonné au cœur de Paris et complètement dissimulé. Et comment, sur sa porte d’entrée, était restée gravée cette supplique : «On demande poliment aux spectateurs de laisser leur épée à l’entrée.»
Peter Brook, qui fit sa première mise en scène de Hamlet dans son théâtre de marionnettes lorsqu’il avait 10 ans, ne sait toujours pas pourquoi il est devenu metteur en scène. Ou plutôt, il use d’un mot : destin.