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Entretien avec Peter Brook. Par Fabienne Darge, 6 juillet 2006 ©DDOOSS
À 81 ans, l’infatigable voyageur Peter Brook poursuit son exploration du théâtre comme instrument de découverte de la vie dans ce qu’elle a de plus divers : une esthétique de la pluralité, une éthique de la curiosité et de l’ouverture qui l’amènent à monter une nouvelle fois ce «théâtre des townships» sud-africain avec « Sizwe Banzi est mort », d’Athol Fugard, John Kani et Winston Ntshona. 
Entretien.

Enfant, vous étiez surtout passionné par la photographie et le cinéma. Et c’est le théâtre qui vous a happé. Comment l’analysez-vous ?
À partir du moment où j’ai commencé à ouvrir les yeux sur le monde autour de moi, j’ai trouvé tout ce que je voyais fascinant. Je suis rentré dans la vie – et suis resté longtemps – avec cette fascination du voyageur, de l’aventurier : tout ce qui passait par les yeux était pour moi la nourriture de la vie. Mais si vous regardez la vie de cette manière, vous êtes dans une forme de solitude. Comme dans cette célèbre chanson anglaise : « I’m a Camera ». Donc, d’une certaine manière, c’est cela que je suis : un appareil photo. Pour moi, faire du cinéma, c’était vraiment mettre cet œil de la caméra personnelle derrière celui de l’objectif, pour pénétrer le monde . Mais si je suis un appareil photo, cela veut dire qu’il n’y a qu’une seule personne qui est au centre, celle qui est derrière l’objectif.

C’est ce constat qui vous a mené au théâtre ?
Dans l’Angleterre extrêmement fermée et grise de ces années-là, je me suis d’abord intéressé au théâtre à cause de l’ambiance qui y régnait : une certaine énergie, une certaine excitation. Le théâtre lui-même était d’un ennui mortel, mais, à l’intérieur de cette forme artificielle, il y avait une grande vitalité. Je me suis donc rapproché de ce monde, j’ai commencé à monter des pièces, et là, en travaillant avec des acteurs, dans la relation entre le groupe d’acteurs et un groupe plus grand qui est le public, j’ai découvert plus que la joie, la vérité d’être dans un travail collectif. La satisfaction profonde d’accomplir, de partager quelque chose, du premier jour au moment tellement important et délicat des représentations. Je compare souvent le théâtre et la cuisine : les répétitions, c’est une préparation en vue du moment où le repas va être goûté ensemble avec les spectateurs. Et ce moment doit, à chaque fois, être totalement respecté. J’ai toujours pensé que tout travail théâtral qui méprise le public n’est pas du théâtre.

Vous employez souvent des métaphores photographiques pour parler de votre travail. Et vous faites souvent référence à Henri Cartier-Bresson…
En travaillant, j’ai appris que ce dont on doit se méfier le plus, c’est de la tentation d’imposer une forme sur une pièce. Pour moi, le travail théâtral doit permettre à la forme naturelle de la vie, qui est toujours cachée, de monter à la surface. Je trouve terrible d’arriver, en tant que metteur en scène qui va monter Hamlet ou n’importe quelle autre grande pièce, avec une idée déjà très fortement préparée: «ma» lecture de la pièce. Je n’ai pas le droit d’avoir une lecture à moi d’une telle pièce. Mais, en même temps, lire la pièce à haute voix ne suffit pas pour que sa vraie vie cachée monte à la surface. Tout le travail est là pour que ces courants invisibles –qui vont former les moments de vérité– puissent apparaître, avec notre aide, mais sans que ce soit quelque chose que nous avons décidé a priori, que nous imposons.

C’est cela qui rejoint le travail de Cartier-Bresson ?
Ce qui est extraordinaire, chez Cartier-Bresson, c’est qu’il avait développé une chose au-delà de la sensibilité : une forme de perception qui rendait naturel le fait que, étant là, son appareil à la main, avec des milliers et des milliers de formes de vie qui passaient à chaque seconde devant ses yeux, il pouvait sentir une milliseconde à l’avance qu’il allait y avoir un de ces moments où tous les éléments devant lui seraient liés d’une certaine manière. Un de ces moments où tous ces liens qui sont toujours là, souterrains, seraient subitement visibles. Et cette intuition lui donnait le temps de lever l’appareil, de déclencher et de saisir ce qu’il appelait le moment juste, le moment vivant.

Comment ce type de démarche peut-il se traduire au théâtre ?
Nous avons souvent, en répétition, utilisé des photos pour que les acteurs puissent s’approcher d’une vie qui leur était lointaine, en se laissant envahir par ces images. À partir de là, un peu comme Cartier-Bresson, l’acteur doit sentir, trouver ce qui précède ce moment et ce qui vient après. On part de la recherche d’un moment juste, pour qu’il n’y ait pas qu’un moment juste, mais des mouvements justes, pour que ce soit la vie qui coule à travers cela.

Qu’est-ce que ça veut dire, finalement, le travail de l’acteur ?
C’est mettre en relief ce qui normalement passe inaperçu : les impulsions, les réactions, tout ce qui chez l’être humain est caché. Habib Dembele, qui joue dans Sizwe Banzi, est un acteur qui regarde la vie comme Cartier-Bresson, avec un sens de l’observation et un humour incroyablement aigus. Et quand il joue, parce qu’il a développé un corps qui répond à cela, toute cette observation, cette énergie, et en même temps ces sentiments de joie devant l’absurdité des choses, tout cela s’exprime, se met en relief. C’est bien plus que de l’expression corporelle, ce n’est pas de l’expression personnelle : il ne parle pas que de lui en faisant cela, il parle de quelqu’un d’autre.

Vous dites toujours que ce qui est important, au théâtre, c’est la vie : pour cela, la mise en scène ne peut être qu’un processus organique ?
Absolument.

Pour vous, il y a « trio » au sommet du théâtre : les Grecs, Shakespeare et Tchekhov…
Beckett, aussi…

Mais si Shakespeare est une colonne vertébrale dans votre parcours, vous avez finalement peu monté les Grecs, Tchekhov et Beckett…
Etre metteur en scène n’a jamais été pour moi un but en soi. Je n’ai pas cherché à faire une carrière, avec des étapes obligées dans un parcours, etc. J’ai cherché à vivre d’une certaine manière, avec cette aide extraordinaire qu’est le fait d’œuvrer dans un champ aussi riche et merveilleux que le théâtre. Ce qui m’a toujours intéressé, c’est de découvrir, de suivre et de développer certaines lignes, ce qui est très différent de «monter» des pièces.

Vous avez néanmoins mis en scène Shakespeare à de nombreuses reprises…
La raison pour laquelle j’aime tellement Shakespeare, c’est qu’il n’a pas de point de vue. Personne ne peut dire, sur une de ses phrases: «Ah, là, on entend la voix de l’auteur, c’est cela qu’il a voulu dire…» Alors que chez la plupart des auteurs, à chaque instant on entend la voix et l’autorité du dramaturge, qui utilise cette forme collective comme un instrument personnel pour parler au monde. Quand j’ai monté Don Giovanni, de Mozart, je n’avais pas du tout l’impression que c’était un monde clos venant du cerveau, de l’esprit, d’un certain compositeur, non, c’était un matériel vivant, exactement comme ce qui est derrière ce moment de Cartier-Bresson. La merveille de Shakespeare, c’est que cet homme a pu très rapidement absorber toutes les impressions de la vie autour de lui, y compris ce qui était loin de lui, venant de classes sociales qu’il n’avait jamais côtoyées. Tout ce qu’il entendait, il l’enregistrait, et tout cela nourrissait cette extraordinaire ouverture qui lui a permis d’absorber la vie. Et puis, au moment de l’écriture, qui apparemment chez lui était d’une rapidité extraordinaire, toute la vie repassait à travers lui, avec les supports nécessaires : parce qu’il faut des histoires, il faut des personnages. Et ils étaient illuminés d’une manière extraordinaire par cette créativité absolue, venant d’un homme qui ne voulait pas s’imposer pour empêcher quelque chose au-delà de lui d’apparaître. Shakespeare, c’est un phénomène.

Et Tchekhov ?
Tchekhov aussi est un phénomène : un très grand écrivain, dont ce n’était pas le premier métier. En tant que médecin, tous les jours, tout le temps, il était en position d’observateur. Il était là, il absorbait la vie de gens de tous milieux sociaux. Mais c’est un observateur concerné, engagé, profondément touché par la souffrance humaine : il est allé à Sakhaline pour faire ce grand-livre sur ce camp de relégation, par exemple…
Mais il était engagé et détaché en même temps, et, dans les moments de détachement, il voyait l’absurdité de la vie. Pour lui, la tragédie, la tristesse, l’ennui étaient omniprésents, mais pourtant il y a dans ses pièces, à l’intérieur même du petit univers qu’il décrit (c’est beaucoup plus limité que Shakespeare), le même intérêt que chez l’auteur d’ Hamlet pour l’inconnu de la vie. C’est une vraie forme de générosité : laisser tomber ce qu’on veut dire pour accueillir les autres…

Comment passe-t-on à Beckett ?
Beckett, c’est tout à fait extraordinaire. D’abord parce qu’il a eu une originalité réelle, une manière de regarder la vie et le théâtre avec des formes qui sont totalement de sa création. Des images, comme dans Oh les beaux jours ou comme l’arbre d’ En attendant Godot. Et ces images en même temps sont inséparables d’un sens, de la musicalité qui lie la parole et le silence.
Avec sa distance et son humour, avec ce refus de laisser la personnalité et l’émotion de l’acteur submerger son propre propos, avec ce combat douloureux pour que chaque phrase soit juste, il est entré profondément dans ce qui se passe continuellement à l’intérieur de cette boîte inconnue qu’est l’être humain. S’il ne voyait que misère et tragédie, c’est parce que nous sommes tous, à chaque instant, complètement prisonniers de notre passé.
Regardez une pièce comme La Dernière Bande : il s’agit de quelqu’un qui, quels que soient ses efforts, ne peut pas sortir du fait que toute sa vie derrière lui est enregistrée et ne cesse de revenir. Et du coup il ne peut plus jamais être dans le présent : toujours, toujours, le présent c’est de retrouver la vieille bande.

Vous voyez Beckett comme un pur tragique ?
En montant Oh les beaux jours –je viens de le mettre en scène en allemand, à Berlin–, j’étais profondément touché par le fait qu’il a décidé que le personnage central était une femme. Au milieu de toutes ces pièces terribles, remplies de clochards, il y a des choses beaucoup plus féminines, comme Berceuse, et puis cette grande pièce où l’homme a un rôle assez obscur et misérable. Mais la femme est aussi tragique: elle est tellement prisonnière de sa petite bande à elle, qu’elle rejoue tout le temps, tellement prisonnière de la banalité…
En même temps –et c’est ce qui rend cette pièce tellement importante–, cette femme totalement engoncée dans le monde, dans la terre où elle s’enfonce, a aussi le désir d’être comme un oiseau, de monter vers le haut et de ne pas être absorbée par la terre.
Derrière le bavardage de cette femme, des fissures s’ouvrent sur l’inconnu – et à ces moments-là on sent la grandeur de cette pièce, qui nous met devant l’intolérable, l’impossible, et puis il y a ces petits trous… C’est l’effet tragique qu’il y a dans les tragédies grecques, où, dans les pires moments, le public est subitement mis devant quelque chose d’au-delà de la misère humaine, d’au-delà de la cruauté, de la bestialité.

 Quel rôle joue l’Afrique dans votre théâtre ?
À l’origine de la création du Centre international, il y avait cette conviction que notre petite culture arrogante et fermée avait tout à apprendre des autres. L’intérêt pour l’Afrique n’était pas plus grand que l’intérêt pour le Japon ou l’Inde, mais c’était moins connu. Je trouvais, et je trouve de plus en plus, les images de l’Afrique extrêmement partielles, même chez beaucoup de ceux qui disent aimer la culture africaine. Il est très rare que l’on considère l’Afrique comme une civilisation réellement riche et profonde. Et pour des raisons personnelles et humaines, mais aussi sociales, c’est une chose importante pour moi : le racisme tel que nous le connaissons aujourd’hui est une réalité qu’il faut combattre. Par l’exemple – parce que les déclarations, cela ne sert à rien.
Mais ce n’est pas seulement cela. C’est aussi la conscience d’une richesse extraordinaire : l’Afrique, c’est l’humain. Et si vous voulez, dans votre théâtre, dire quelque chose sur l’humanité, vous ne pouvez pas le faire sans cet apport-là. C’est aussi simple que cela. C’est pourquoi j’ai fait La Tempête avec Sotigui Kouyaté dans le rôle de Prospero.

C’est aussi lié pour vous à cette relation que l’Afrique noire entretient avec le récit, avec le conte ?
Quand il s’agit de théâtre, la tradition orale, qui est d’ailleurs en train de disparaître, et que l’on retrouve dans ce théâtre des townships auquel appartient Sizwe Banzi, est toujours importante. C’est d’ailleurs un cliché de notre travail que de dire que le groupe d’acteurs, et tous ceux qui ont travaillé sur la pièce, est un conteur à têtes multiples. Le bon acteur africain –tout le monde n’est pas fait pour être acteur, y compris en Afrique ! –est d’emblée organique. Il n’a pas besoin pour cela d’un apprentissage, d’étudier le mime ou la commedia dell’arte : il a cette capacité de faire passer ses images intérieures dans son corps, sans technique particulière. Cette technique que les grands acteurs occidentaux travaillent parfois pendant des années… Cela donne aux acteurs africains un très grand naturel, qui ne s’est pas perdu dans ce travail sur la technique.

Est-ce vrai qu’une de vos devises est cette phrase de Hamlet : « The readiness is all » – que l’on peut traduire par : « Le tout, c’est d’être prêt » ?
Vous voyez, nous avons bouclé la boucle : on revient à Cartier-Bresson. Si tout le monde ne fait pas des photos comme les siennes, c’est parce que lui était à chaque instant «ready»: ouvert, prêt. A Propos recueillis par Fabienne Darge Sizwe Banzi est mort, du 9 au 27 (relâche les 11, 14, 18 et 25), à l’Ecole de la Trillade. Dans les années 1960, en Afrique du Sud, un certain nombre de Blancs comme l’auteur Athol Fugard (photo du centre) viennent travailler dans les townships – notamment à Soweto, le grand ghetto noir de Johannesburg – où s’est développé un théâtre directement issu de la réalité de l’apartheid, de la violence et de l’oppression. Ainsi naissent des pièces écrites et jouées en commun – clandestinement, puisque Noirs et Blancs n’ont pas le droit de travailler ensemble.
C’est ce théâtre que Peter Brook a fortement contribué à faire connaître en France, en organisant d’abord une saison sud-africaine au Théâtre des Bouffes-du-Nord en 1999 : on avait pu y découvrir Le Costume, de Mothobi Mutloatse, « The Island » et « Sizwe Banzi est mort », d’Athol Fugard, John Kani et Winston Ntshona . Sizwe Banzi, dont Peter Brook livre aujourd’hui une nouvelle mise en scène portée par le formidable acteur malien Habib Dembélé.

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