Souffrir ou ne pas souffrir et l’écrire

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©L’Humanité – 2009

Peter Brook adapte au théâtre des sonnets de Shakespeare : en anglais surtitré, Love Is My Sin, avec Natasha Parry et Bruce Myers.
En ce lieu qu’il dirige depuis 1974, les Bouffes du Nord, théâtre qui tombait alors en lambeaux devenu essentiel par la force de son talent, le metteur en scène britannique Peter Brook a déployé nombre de spectacles mythiques : Timon d’Athènes ou le Mahabharata, pour ne citer qu’eux. En décembre dernier, l’homme, âgé de quatre-vingt-trois ans, a annoncé avec sa codirectrice Micheline Rozan qu’il passerait les rênes en douceur, à l’horizon 2010, à Olivier Poubelle et Olivier Mantei.
En attendant, résonnent jusqu’au 9 mai, en anglais surtitré, des sonnets de Shakespeare, adaptés au théâtre par Peter Brook sous le titre Love Is My Sin. Soit, dit en français, L’amour est mon péché. Combien il se tourmente en effet, l’auteur de Macbeth, à se dire et se dédire sur fond d’indéfinition sexuelle : tour à tour absolument épris, clamant son absence de valeur, ou oeuvrant à sa propre indifférence…
Parmi ces 154 sonnets, dont Shakespeare envisagea peut-être la publication dès l’année 1600 alors que d’autres furent, on le suppose, rédigés ultérieurement, vers 1604 (période de Mesure pour mesure ou du Roi Lear), difficile d’initier un parcours. Le travail de Peter Brook, épaulé par Marie-Hélène Estienne, fait surgir des préoccupations majeures, où s’engouffrent, mais toujours abondent les vers de Shakespeare qui, étrangement, nous évoquent cette expérience : sous l’eau, capturé par les rouleaux sans répit de vagues folles, avides, ne savoir où, ni comment reprendre souffle. En effet, chaque vers, chaque sonnet semble ici se repaître de l’insatisfaction née du précédent, et ne jamais s’autoriser la respiration, l’apaisement. Une réponse. C’est là aussi, en filigrane éreintant, l’impétueuse écriture qui va sa recherche. Sa course.
Tout commence par le Temps dévorant. Quels autres murs que ceux des Bouffes du Nord, criblés de blessures, creusés de fissures, où l’éclat de la peinture s’est lassé depuis longtemps, pouvaient recueillir ces mots sur le temps ? L’accordéoniste longeant le fond de la scène en trace comme la fuite, avant que Natasha Parry et Bruce Myers, qui connaissent le grand William jusqu’en ses méandres, s’emparent de sa poésie avec justesse. Le décor est ici dans son simple appareil : deux chaises de bois clair tournées vers le mur, deux autres semblables, accompagnées d’un menu pupitre, font face au public.
De l’une à l’autre, avec pertinence, iront le comédien et la comédienne qui tressent ici un dialogue amoureux prenant forme épistolaire, et dévoilent pour chaque vers une écoute rigoureuse, respectueuse mais sans emphase ni gravité. Laissant le texte enfanter des convulsions, courant de l’éloignement à la jalousie en passant par la trahison et le rejet de la chair, parfois toutes de distorsions ou de confusion, leur présence se prodigue par touches. Natasha Parry se suggère piquante, charmante, triste, excédée ou d’une fureur que seul délivre son regard. Crinière blanche, Bruce Myers offre une distinction douce toute britannique et un détachement par endroits glacé, mais l’air de rien. Très rarement ces deux-là se font face : pour tout dire, on le sait, la souffrance du sentiment amoureux ne peut que s’écrire, loin. Souffrance qui n’a pas d’âge : cet homme et cette femme en sont le frémissement pur.

Jusqu’au 9 mai 2009
au Théâtre des Bouffes
du Nord, 37, bis boulevard de la Chapelle 75010 Paris. Métro La Chapelle.
Du mardi au samedi
à 19 heures (relâche
le vendredi 1er mai). Réservations : 01 46 07 34 50.
Aude Brédy

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