« Tell Me Lies », la vérité de Peter Brook

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© Le Nouvel Observateur, Odile Quirot 10 octobre 2012. Entretien avec Peter Brook
Réalisé à Londres en 1967, ce cinquième long-métrage du dramaturge est une formidable réflexion sur la guerre du Vietnam. Le film sort enfin en salles, en version restaurée.

Il est rare que vous abordiez l’actualité de manière aussi frontale que dans « Tell Me Lies », un film tourné dans l’énergie de votre spectacle « US », créé la même année à Londres, et qui, lui aussi, parlait de la guerre du Vietnam.
Peter Brook. Je n’ai jamais fait de théâtre ou de cinéma politique au sens où l’entendait Brecht. L’art engagé des années soixante donnait des leçons sur le Bien et le Mal. Et si, avec les acteurs de la Royal Shakespeare Company, nous avons éprouvé une urgence à parler de la guerre du Vietnam, notre propos était d’ouvrir une réflexion au-delà des idées reçues. Il y eut tant de réactions dans la salle que j’ai voulu m’adresser à un public encore plus large. Aux Etats-Unis, une amie a trouvé un petit groupe de médecins prêts à financer mon film. J’ai ainsi tourné « Tell Me Lies », qui ne comprend pas une seule scène de théâtre, avec les mêmes acteurs de la Royal Shakespeare Company, forts de l’expérience de « US » pour laquelle nous avions accumulé une masse de documents et rencontré une multitude de gens – dont un jeune Indien qui, d’ailleurs, fut le premier à me parler du « Mahabharata ». Et souvenez-vous du climat de l’époque. En 1967, Jean-Luc Godard n’a-t-il pas cosigné avec Joris Evens, Claude Lelouch, Agnès Varda, William Klein, Alain Resnais, Chris Marker, un « Loin du Vietnam » ? Ce documentaire n’est pas sans écho avec « Tell Me Lies ».

Pourquoi le film a-t-il été si peu distribué ?
Il a été sélectionné au Festival de Cannes en 1968, année où la manifestation a été annulée ! Et les grands circuits de distribution anglais et américains n’en voulaient pas. A l’époque, il fallait choisir son camp : on était pour ou contre la guerre au Vietnam, on était de gauche ou de droite. J’ai titré mon film « Tell Me Lies », pour signifier qu’il ne faut croire ni à l’un ni à l’autre camp, mais réfléchir et être adulte. Ce n’était pas vraiment dans l’air du temps. En France, des intellectuels pouvaient encore se payer le luxe d’être de gauche sans se poser les questions réelles. Aujourd’hui, on est moins dupe. On est obligé d’affronter les contradictions. « Tell Me Lies » sera peut-être mieux entendu, j’espère.

Malgré la gravité du sujet, votre film respire la liberté, et pas seulement parce que les chansons ont un petit côté Woodstock. Tout semble vrai, saisi sur le vif.
J’avais tourné « l’Opéra des gueux » en studio, avec un gros budget puisque Laurence Olivier était de la distribution. Dès que je demandais de déplacer la caméra, on m’annonçait qu’il fallait huit heures pour régler les éclairages. Quel ennui ! J’ai donc refusé de tourner « Sa Majesté des mouches » avec la Columbia, comme on me le proposait. Et le petit budget dont j’ai disposé pour « Tell Me Lies » explique pour partie cette liberté dont vous bénéficiez. Chaque matin, nous nous réunissions avec l’équipe et nous nous demandions  : « Qu’est-ce qui se passe aujourd’hui ? » Et nous partions filmer avec les moyens du bord. « Tell Me Lies » est un film sur Londres à cette époque, et tout y est vrai, y compris cette scène, impensable aujourd’hui, où deux jeunes gens vont remettre une lettre au Premier ministre au 10 Downing Street. Autre exemple : la soirée mondaine, où le jeune couple du film interroge des parlementaires, a été tournée de manière improvisée chez une amie à qui j’avais demandé d’organiser l’événement. J’avais juste amené une bouteille de whisky, trois acteurs, et invité Stokely Carmichael, militant des Black Panthers, de passage à Londres de manière clandestine. Son dialogue avec une jeune Vietnamienne compte parmi l’un des moments les plus forts du tournage.

« Tell Me Lies » s’achève sur un constat d’impuissance. Mark, l’un des jeunes gens, se demande s’il faut s’immoler par le feu comme le firent à l’époque un jeune quaker américain et un jeune moine bouddhiste. Finalement, vos jeunes gens ne peuvent que continuer à s’interroger.
C’est vrai. Mais n’oubliez pas notre impuissance face à l’apartheid. Pourtant, grâce aux boycotts, aux manifestations, peu à peu les Sud-Africains se sont sentis soutenus, et il fut clair pour le Premier ministre afrikaner de l’époque que c’était foutu. Quand j’ai invité deux acteurs sud-africains aux Bouffes du Nord à jouer « Sizwe Banzi est mort », le geste était politique ; pas le spectacle. Tenir ferme, avec courage, est, je crois, une forme d’action, voilà aussi ce qui est contenu dans « Tell Me Lies ». J’espère que toute une nouvelle génération ressortira du film avec un peu plus d’espoir et l’énergie de refuser des mensonges dans lesquels, en période de crise, on s’engouffre si facilement.

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