Peter Brook. L’essence d’«Hamlet».

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© Libération, 30 nov. 2000. Par Jean-Pierre Thibaudat.
Peter Brook raconte: «Un soir, à la fin du spectacle, je regardais le décor de l’Homme qui (prenait sa femme pour un chapeau). Je voyais cette plate-forme avec quatre chaises et une table qui ne racontaient absolument rien. C’était simplement un lieu théâtral. Et je me suis dit, je ne sais pas pourquoi: mais c’est tout ce qu’il faut pour Hamlet.»

Peter Brook ressemble à ses spectacles: il parle doucement et vous entraîne dans ses songes avec l’évidence des contes. L’Homme qui était un voyage au bout du cerveau, un de ces voyages où le pas cherche longtemps avant de trouver sa boussole, un voyage au long cours comme les affectionne le capitaine Brook, à la tête de son Centre international ancré aux Bouffes du Nord depuis Timon d’Athènes (Shakespeare), en 1974. Après l’Homme qui vint, en 1995, Qui est là? Le spectacle devait son titre à la première réplique de Hamlet. Shakespeare ponctue le mouvement brookien ­ chacune de ses pièces choisies étant à la fois une étape, une halte, l’occasion de mesurer le chemin parcouru en faisant un petit pas en avant. Cela depuis que, à l’âge de 20 ans, Brook monta le Roi Jean. C’était en 1945.

Qui est là? était un «projet sur les metteurs en scène», dont Stanislavski, Meyerhold, Craig, Artaud et Brecht devaient être les personnages. «Dans la phase de préparation, nous avons fait un stage à Vienne et un autre à Berlin avec des jeunes metteurs en scène européens. Et nous avons introduit comme thème la scène du spectre.» C’est au premier acte: le père mort de Hamlet parle à son fils, dit qu’il a été assassiné et réclame vengeance. «Si vous niez le surnaturel, vous ne pouvez pas monter une pièce de Shakespeare car, chez lui, le sens de l’invisible est fondamental», lance Brook aux jeunes metteurs en scène. «Et j’ai ajouté que les tentatives d’illustrer le spectre au XIXe ou même au XXe siècle n’ont jamais été très convaincantes. Alors, comment faire pour rendre crédible au public l’idée d’un spectre?» Les acteurs de Brook proposèrent différentes solutions. «La plus convaincante, nous raconta alors Brook (Libération du 8 décembre 1995), fut quand Yoshi (Oïda) et Sotigui (Koyaté ­ deux acteurs familiers du Centre international, l’un japonais, l’autre burkinabé, ndlr) ont introduit simplement dans leur manière de marcher quelque chose d’une autre qualité.» Le spectre des Bouffes du Nord, en cette année 2000, est un homme qui marche comme on marche lorsqu’on revient d’entre les morts.

Valeurs essentielles. Pour ce même travail sur Qui est là?, Brook abandonna les personnages des metteurs en scène, incluant leurs dires à des fragments de Hamlet. «Avec Jean-Claude (Carrière), nous avons effectué un découpage en ne retenant de la pièce que certaines scènes, une version très concentrée qui faisait mieux ressortir ses valeurs essentielles. Alors est venue l’idée de monter Hamlet dans cette version-là. Au même moment, des Anglais sont venus voir Qui est là? et nous ont proposé de le faire en Angleterre. J’ai alors contacté un acteur que j’avais vu, ici, aux Bouffes du Nord, Adrian Lester (dans un Shakespeare mis en scène par Donnelan, ndlr). Pour monter Hamlet, il faut toujours partir de l’acteur. En 1955, je l’avais monté à cause de Paul Scofield. L’unique raison pour laquelle j’ai attendu dix ans pour faire le Roi Lear, c’est que j’attendais qu’il ait 40 ans, car il faut être suffisamment âgé pour le personnage et suffisamment jeune pour en avoir la force.» La version anglaise de Qui est là? ne s’est pas faite, mais Adrian Lester est le Hamlet de cette version «concentrée».

Concentrée? «L’époque et le public de Shakespeare exigeaient un certain rythme, un développement. Aujourd’hui, cela doit être plus rapide, plus direct, c’est un autre tempo. C’est ainsi que j’ai reconstruit beaucoup de scènes. Le sens est toujours là. Le découpage est inévitablement le reflet d’un goût des spectateurs de son temps. Ce que l’on a enlevé, c’est ce qui n’est plus nécessaire. En France, c’est assez difficile à faire comprendre. Car, dans les grands classiques français, surtout Racine, l’auteur avait le besoin de trouver une relation parfaite entre la forme extérieure et son contenu. Dans le théâtre élisabéthain, c’est autre chose. Shakespeare, de façon très pratique, reprenait de vieilles pièces, les adaptait comme aujourd’hui un scénariste. Il n’y a, je crois, que deux pièces de Shakespeare qui partent d’une idée qui lui soit propre: le Songe d’une nuit d’été, où l’on retrouve cet équilibre entre la forme et le contenu, et la Tempête. C’est pourquoi les Anglais n’hésitent pas à réorganiser tout le temps les pièces de Shakespeare.»

Geste fondateur. Brook est un Anglais. En 1955, à Londres, arrivant un jour aux répétitions du Roi Lear, il avait soudain demandé que l’on vire le décor du futur spectacle. Un geste fondateur. Aujourd’hui, Hamlet se joue sans autre décor que celui de la scène de plain-pied des Bouffes du Nord, ce lieu à mi-chemin entre la scène élisabéthaine et la place du village africain. Et avec trois fois rien: un tapis, des coussins, deux caisses, deux crânes blancs, deux badines et une coupe. A peu de chose près, les accessoires qui accompagnèrent Brook et son groupe lorsqu’ils séjournèrent en Afrique, trois mois, en 1973. Un temps de recherche, sans spectacle au bout, lui aussi fondateur. «La grande qualité du théâtre élisabéthain, c’est qu’il se jouait sur une plate-forme plus ou moins nue. Dans beaucoup de scènes de Shakespeare, l’action est à la fois dedans et dehors, en même temps dans le présent et dans le passé. Toute idée d’un lieu fixe donné par un décor n’existait pas. L’acteur, avec le texte, sa voix et son corps, exprimait tout. Quand, dans les villages africains, nous avons joué sur un tapis, par un autre biais, nous avons trouvé la même liberté. On a constaté qu’un acteur assis sur le bord du tapis n’était pas encore dans l’histoire. Il lui suffisait de se dresser pour y être.» Aux Bouffes du Nord, au début du spectacle, il y a un homme assis à droite, au bord du tapis, c’est l’acteur qui, debout, deviendra Hamlet

«Krishna». Au temps de Shakespeare, les acteurs chauffaient la salle en parlant du spectre pendant que les derniers spectateurs entraient. Aux Bouffes du Nord, Horatio dit: «Who’s there?» («Qui est là?»), et apparaît le spectre. Brook coupe, des pages entières, se recentrant sur «les thèmes profonds de la pièce». Des thèmes qui «sont vraiment modernes et font la force des relations: le frère qui tue son frère, la mère incestueuse, le père qui donne à son fils l’ordre .de le venger. Hamlet n’est ni un fou ni un personnage à problèmes psychologiques. C’est un jeune homme excessivement doué en tout, qui a beaucoup d’énergie, qui aurait pu être ce roi idéal que l’on cherchait. La tragédie ne vient pas du fait qu’il lui manque quelque chose mais parce qu’on a mis cette personne d’une qualité rare dans une situation intolérable. Quand son père lui dit: « Venge-moi », il ne peut que dire oui. Mais assumer cela soi-même est atroce. Et là, je vois une relation avec le Mahabharata, avec Krishna, cet autre jeune homme pourvu de toutes les qualités, qui, au moment clé où lui seul peut déclencher la grande bataille, s’arrête et dit: « Pourquoi? Pourquoi se battre? »»

Brook va jusqu’à supprimer le personnage de Fortinbras. «Fortinbras correspond à une esthétique élisabéthaine qu’on ne peut plus accepter. Lorsque Hamlet voit Fortinbras avec son armée, il dit: « Ces soldats sont meilleurs que moi, ils sont prêts à donner leur vie pour rien. » En 1914, on pouvait encore jouer là-dessus. Depuis la guerre du Viêt-nam, c’est impossible. On ne peut pas imaginer que, dans l’Angleterre d’aujourd’hui, quelqu’un adopte le point de vue de Mme Thatcher: « Jeune homme, va mourir aux Malouines pour ton pays. » En revanche, on comprend bien un jeune homme (Hamlet) qui, face à ce que lui dit son père, a des doutes. Jusqu’au dernier acte. Là se noue le destin de Hamlet: non seulement mon oncle Claudius a tué mon père, baisé ma mère, mais c’est aussi un dictateur cruel qui a tenté de me tuer, alors maintenant, moi Hamlet, je n’ai pas le droit de laisser vivre un tel homme. On arrive à ce moment que peut comprendre tout pacifiste qui se serait retrouvé seul devant Hitler, un revolver en poche, car il est sûr que le pacifisme passe alors derrière le devoir absolu de délivrer le monde entier de l’horreur. Pendant les répétitions, j’ai souvent pensé à Milosevic.»

L’autre soir, alors que Peter Brook dormait, la télévision passait à pas d’heure Histoire (s) du cinéma, de Jean-Luc Godard. «Quand on dit Elseneur, on ne dit rien, quand on dit Hamlet, on dit tout», y écrit JLG. «C’est très beau, c’est juste, commente Brook. On présente souvent Hamlet comme un être anormal, mais c’est peut-être l’unique être vraiment normal de la pièce. Les autres sont excessifs, déséquilibrés. Hamlet, même avec les excès de sa jeunesse, doute que son père soit un fantôme, doute du geste qu’on veut lui faire accomplir, doute du verbe sembler, des mots, de la beauté. Il met tout en doute.»

Et si le théâtre était le lieu où l’on peut, où l’on prend le temps de douter? Dans le spectacle, Fortinbras disparaît, mais sa fonction (endossée par Horatio, l’ami de Hamlet) reste. «Celle de l’homme que Shakespeare mandate pour dire, à la fin de la pièce, ce qui revient à toutes les fins de ses pièces: la vie continue.» Peter Brook n’a que 75 ans.

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