« quelque chose se passe… et puis le silence… »

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© Rue89.com – 3 avril 2012 –  Par JP Thibaudat
La femme est assise sur une chaise. Mais le public ne voit pas ça. Depuis le début du spectacle, dans cette complicité de convention qui fait la force du théâtre et que Peter Brook appelle « le naturel propre au théâtre », il sait que les deux chaises accolées figurent un lit, que la femme, bien qu’assise, est allongée sur ce lit. Mais le spectateur se s’attarde pas en explications, il fait corps avec cette femme dont il voit, dans le silence, complice lui aussi, le visage s’affaisser, doucement, humblement. Rien de plus. Le visage abandonne son port de tête, il renonce, mettant fin sans bruit à une douleur que l’on sait extrême. Le visage n’a pas besoin de se tordre pour dire ce qui le ronge, son calme en dit beaucoup plus. Le spectateur a compris que l’héroïne de « The Suit » (le costume), vient de mourir devant lui. Et la simplicité du geste dans son écrin de silence lui offre cette mort en partage dans un moment d’intense humanité.
« The Suit » longtemps après « Le costume »
Dans un bar d’un hôtel, un de ces lieux calmes qu’il affectionne, Peter Brook raconte la longue et belle histoire de ce spectacle créé dans une première version, en français. C’était « Le costume » en 1999 (il y eut plusieurs reprises et le spectacle fit le tour du monde), dernier épisode en date d’une histoire déjà ancienne de Peter Brook avec l’Afrique du Sud commencée au temps de l’apartheid.
« J’ai été l’un des premiers à présenter à Londres des acteurs venus de là-bas, au début des années 70 à Londres avec “ The Island ” (une pièce écrite et mise par Athol Fugard, coécrite et jouée par John Kani et Winston Ntshona).

Pendant peut-être quarante minutes les deux acteurs travaillaient ensemble avec leur pioche et leur brouette imaginaire. Pour eux, engager la totalité du corps c’était vital.

Avec leurs moyens d’acteurs ils faisaient revivre au public anglais ce qui se passait alors à Robben Island [la prison où, à partir de 1961, Nelson Mandela et bien d’autres dirigeants de l’ANC furent enfermés pour de longues années]. C’était impitoyable.

On avait toute la gamme des réactions du public. “ Qu’est ce qu’ils veulent nous raconter ? ” demandait le public habituel du théâtre. “ Ils exagèrent ! ” disait le public bourgeois. Mais au bout de cinq minutes, tout le monde basculait. C’était comme un documentaire. Leurs corps transpiraient. Cela durait au moins 30 minutes mais là-bas cela durait des années. »

Le silence déjà. Je lui dis la forme impression que m’a faite la mort silencieuse de l’héroïne. Brook me raconte alors une autre anecdote du même ordre liée à sa mise en scène de « Mesure pour mesure », une pièce de Shakespeare qu’il a mis en scène deux fois.

« Au moment où Isabelle va pardonner à Angelo, j’ai eu l’idée de demander à l’actrice d’attendre. De ne pas enchaîner en se mettant à genoux mais d’attendre. Toute la pièce conduit à ce moment là, et toi, tu ne fais rien. Tu attends. Et elle a attendu deux minutes. Tout le public était avec elle dans cette interrogation. »

Comme il est en osmose dans « The Suit » avec l’actrice Nonhlanhla Kheswa, qui chante sur les scènes depuis son adolescence, mais qui joue pour la première fois une pièce de théâtre.

Un jour au Market theater de Johannesburg
Mais revenons à l’Afrique du Sud des années 70.

« Pour venir à Londres avec ses deux acteurs noirs, Athol Fugard a été obligé de les faire passer, l’un pour son valet de chambre, l’autre son jardinier, c’était la condition pour qu’ils aient leur visa.
On s’est retrouvés plus tard autour de “ Woza Albert ” [une pièce de Perey Mtawa, Mbongeni et Barney Simon que Brook devait mettre en scène en 1989] à Johannesburg, au Market theater, le seul théâtre noir toléré, que Fugard animait avec Barney Simon.
Et là, je lis le résumé d’une pièce que présentait ce théâtre, “ The Suit ” adapté de Can Themba : un mari trouve sa femme couchée avec un autre homme, ce dernier s’enfuit mais laisse son costume sur la chaise. Le mari exige comme punition qu’ils vivent avec le costume, qu’ils fassent un ménage à trois et cela va jusqu’à ce que cela la tue.

Je dis à Marie -Hélène [Marie-Hélène Estienne, collaboratrice de longue date de Peter Brook] : il faut absolument que l’on fasse cela. On a fait une version différente de celle que proposait le Market et on l’a jouée avec des chansons enregistrées (Mirian Makéba et d’autres) en 1999.
A l’époque le monde n’était pas comme aujourd’hui. On n’avait pas besoin de souligner le contexte de l’apartheid. C’était là, c’était connu. On voulait sortir de l’agit prop. Cela a eu un grand effet. »

La rencontre avec le musicien Franck Krawczyk
Depuis Brook et Marie-Hélène caressaient l’envie de monter une version anglaise de cette adaptation de la nouvelle de Can Themba. Entre temps ils ont rencontré le compositeur et pianiste Franck Krawczyk.

« On a une relation exceptionnelle avec le musicien Franck Krawczyk. On a d’abord fait avec lui les “ Sonnets ” de Shakespeare. Il comprenait à peine la langue de Shakespeare mais il était attentif à la musicalité du langage. Alors on a continué à travailler ensemble. Et avec “ La flûte enchantée ” on est devenu un véritable trio. C’est un merveilleux pianiste mais pour lui la musique est liée à l’espace, aux gens qui sont là. Alors il ya un an Marie-Hélène a pensé que le trio était prêt pour “ The suit ” [la mise en scène est signée par les trois].
Mais dans cette version il y a une grande différence, car le contexte n’est plus le même. Aujourd’hui le monde est traversé de conflits impossibles à résoudre : la Tchétchénie, la Syrie, l’Egypte. L’impossibilité qu’il ya à faire confiance à qui que ce soit.Les images horribles que l’on voit tous les jours, la saturation de la réalité. Le jour où vous êtes venu [lors d’une des pré-représentations qui toujours chez Brook, précèdent la venue du public payant et qu’il fait devant un public donné, ce jour-là des élèves de plusieurs écoles de théâtre] on était en plein Toulouse.
On ne pouvait pas reprendre cette pièce sans faire en sorte que l’on ressente le contexte de l’époque où elle a été créée. Quand on voit le marin en plein apartheid aller dans un café clandestin, le narrateur dit “ en temps de guerre il faut que la vie ordinaire se poursuive ”. C’est une expérience que l’on a pu vivre à Londres ou à Sarajevo sous les bombes : on a aussi rendez vous avec une fille, on entend le couple d’â côté se disputer. On a fait beaucoup de versions pour que l’on sente toujours cette situation. »

Un trio pour une pièce chantée
« L’autre grande différence c’est la musique. Elle est omni présente [trois musiciens sont constamment là et même prennent part au jeu]. Il fallait pouvoir raconter cette histoire tragique sans qu’à la fin le spectateur ait l’impression de quelque chose de négatif. C’est là mon but. Regardez ce garçon tueur de Toulouse. Il avait 23 ans il était dans le désespoir absolu. Comment renforcer l’humanité, trouver la compassion ? Pour cela la musique est importante.
Je ne parle ni d’opéra, ni de comédie musicale. Mais d’une pièce en musique, ce que Mozart appelait une “ pièce chantée ”. Comment raconter une histoire en musique, sans que cela tombe dans un genre, un style ou un autre. C’est comme cela qu’on est arrivé à cette chose étrange mais importante, le début d’une aventure d’une musique et d’un théâtre libérés de toute vraisemblance. On peut reconnaître ici un peu de Gershwin, là un long bout Schubert, mais ce sont des mélodies et Franck a combiné cela selon les besoins. C’est pourquoi cette nouvelle version est si différente.
Elle ne ferme pas les yeux au monde. Cela ne parle pas directement de Toulouse ou de Damas, mais ce n’est pas un divertissement bourgeois. C’est un ensemble qui dit la dureté dans son contexte. Et en même temps, à la fin, sans tricher, on a les yeux grands ouverts comme dans la tragédie grecque, et la vie continue. »

Des chaises et des porte-manteaux
Sur le plateau des Bouffes du Nord pas de décor comme toujours mais une bonne dizaine de ces porte-manteaux montés sur roulettes où l’on suspend des vêtements que l’on croise dans les loges de théâtre, les vestiaires des restaurants ou les boutiques de fringues.
Ils servent à délimiter l’espace forcément réduit où vit le couple à Sophiatown, ou celui du shabeen (le café clandestin) où encore celui d’une association de femmes noires, mais cela tient aussi lieu de fenêtre, de porte, d’arrêt de bus et de bus. De même les chaises sont aussi des lits, des tabourets de bar, une cuisinière, un évier.Moment savoureux que se plait à me raconter Peter Brook : à l’arrêt de bus, un homme raconte une histoire à deux copains. Et l’on voit ces deux copains qui en ignorent tout entrer dans cette histoire en y jouant des personnages.

« On touche là la vraie liberté du théâtre. Aucun spectateur ne sera surpris par le fait que ces deux amis prennent part à une histoire qu’on leur raconte et qu’ils ne connaissent pas. C’est un pas de plus, et une idée de Marie-Hélène. C’est pourquoi je me permets de la dire. »

Une évidence de tous les instants
Un bibi de lady suffira à ce que les musiciens (Arthur Astier, Raphaël Chambouvet et David Dupuis) deviennent les dames patronnesses d’une fête style paroissiale et plus d’une fois l’un des acteurs (Nonhlanhla Kheswa, Jared McNeill, William Nadylan) fera, de tel spectateur son complice, le plus simplement du monde. Le vivre ensemble passe aussi par le partage du théâtre
Jamais peut-être le théâtre de Brook (né le premier jour du printemps, en 1925) n’a atteint une telle simplicité, une évidence de tous les instants. D’où cette grande douceur humaine qui infuse chez le spectateur y compris dans les moments les plus durs. Car la cruauté est toujours médiatisée par le jeu qui est toujours, peu ou prou, un jeu d’enfant. On est là constamment dans une distance juste.
Et puis ces moments de silence tout au long de « The suit » et pas seulement au moment de la mort de l’héroïne. Et pas seulement dans ce spectacle. On observe cette envie, ce besoin de silence dans d’autres spectacles récents comme celui de de Yves-Noël Genot ou « La maison de la force » d’Angelica Liddell.
Le théâtre, refuge du silence
Dans un monde saturé de bruit, de parlotte et de virtuel, de médias qui fuient le silence comme la peste, le théâtre est comme un havre. Le théâtre est aujourd’hui le lieu où le silence a trouvé refuge. (Il est aussi, à l’autre extrémité, chez Novarina et d« autres, le lieu de la parole infinie, à rebours des radios et télés où l’on n’a de cesse d’interrompre l’interlocuteur).
Le théâtre fut naguère volontiers politique, aujourd’hui il tient un rôle civique. C’est aussi ce que raconte, plus de dix ans après “ Le costume ”, ce spectacle qui n’en est nullement la reprise, mais la suite, “ The suit ”.
Et comme le visage du personnage qui s’affaisse en silence pour dire sa mort est aussi celui de l’actrice qui salue le public, “ The suit ” apparaît comme une métaphore infinie de l’irréductible nécessité du théâtre.

Peter Brook :
“ Ce qui m’intéresse c’est le naturel propre au théâtre. Ni le stylisé, ni le langage artificiel. Et c’est cela qui amène ces moments de suspension …Quelque chose se passe, et puis le silence… ”

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