Quand Brook filmait contre la guerre du Vietnam

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©Le Monde – Clarisse Fabre – 10 octobre 2012
On a tous besoin d’entendre des mensonges… C’est humain, ça aide à vivre, et c’est désespérant. C’est la leçon de Tell Me Lies, de Peter Brook. Dans cette fiction très documentée, tournée dans l’urgence, à Londres, en 1967, il est question de l’enlisement de la guerre au Vietnam (1957-1973), d’enfants brûlés au napalm, de la nécessité de la guerre. Car on ne pouvait pas laisser les communistes prendre le pouvoir, disaient les uns. Et les bombardements n’ont pas causé tant de victimes, si l’on se réfère aux «critères asiatiques», ajoutaient les autres.A l’époque, le metteur en scène anglais a fait jouer sa petite bande de la Royal Shakespeare Company (Robert Lloyd, Glenda Jackson…), et quelques figures emblématiques, tel le militant noir-américain Stokely Carmichael. Rien que pour son apparition dans une scène prise sur le vif, lors d’une fête mêlant des élus et des journalistes, où la subtilité des arguments rivalise avec leur cynisme, Tell Me Lies mérite le détour. «Le seul élément de mise en scène, c’était la bouteille de whisky !», raconte Peter Brook, dans le café d’un hôtel parisien. L’œil bleu pétille comme si le tournage avait eu lieu hier.

C’était pourtant il y a quarante-cinq ans. A peine sorti en salles, en février 1968, à New-York et dans quelques villes américaines, ainsi qu’à Londres, le film a été mis à l’écart. Cette année-là, le festival de Cannes a préféré ne pas le montrer, à l’heure où des pourparlers s’engageaient à Paris, entre les Etats-Unis et le Vietnam. Quelques mois plus tard, en septembre 1968, Tell Me Lies était dévoilé à la Mostra de Venise. C’est à peu près tout, si l’on croit les témoignages, hormis quelques projections dans des Universités et des festivals.

Le film dérangeait trop, les va-t-en-guerre aussi bien que les pacifistes. En septembre 2012, voilà que le film ressurgit : la copie restaurée et numérisée, avec le soutien des fondations Gan et Technicolor, a été présentée une nouvelle fois à la Mostra. Et Tell me lies sort enfin en salles, en France, mercredi 10 octobre.

A 87 ans, Peter Brook est davantage connu pour ses pièces de théâtre, dont certaines ont fait le tour du monde, que pour ses films. En fait, Tell me lies est un long métrage tiré de l’une de ses pièces, Us, créée en 1966, au théâtre Aldwych de Londres, avec les mêmes comédiens principaux. Son titre était un jeu de mot : Us renvoyait aux United States, les Etats-Unis, et cela signifiait aussi « us «, « nous « en français.

«A la fin de la pièce, des papillons étaient lâchés sur scène. Les spectateurs y voyaient un signe d’apaisement. Mais pas longtemps. Car Robert Lloyd allumait son briquet, saisissait ce qui ressemblait à un insecte, approchait lentement la flamme, et mettait le feu en direct. C’était une référence à des militants pacifistes qui s’étaient immolés. Le public était sous le choc. Un jour, une femme est montée sur scène, a arraché le briquet des mains de Bob. Puis, se tournant vers le public, elle a dit : je voulais leur montrer que l’on pouvait faire quelque chose «, raconte Peter Brook.En réalité, l’acteur ne sacrifiait pas un papillon mais un bout de papier plié…

La fin de Tell Me Lies, que l’on ne dévoilera pas, laisse le spectateur aussi seul dans ses pensées. Le film ne donne pas de leçons, mais fait exploser les contradictions. Tout le monde en prend pour son grade. Ce qui frappe, c’est sa terrible actualité. «Quand vous voyez Tell Me Lies, vous pensez à d’autres conflits, l’Irak, la Palestine, la Syrie, tout ce que vous voulez…. Qu’est-ce qu’on n’est pas allé chercher pour justifier la guerre en Afghanistan !… Certains ont dit : est-ce que vous savez combien d’écoles on a construit ? Et combien de bourses ?». Comme en écho, un comédien chante dans le film : «Nous estropions la nuit, nous guérissons le jour»…

Ici, la comédie musicale sert de prétexte pour déclamer des textes acides, comme le faisaient les poètes engagés. «Quand tout est cuit, il reste une seule chose : le rire, et l’humour», confirme Peter Brook.. Comment les êtres humains s’accomodent-ils de l’horreur ? «Chaque fois que je vois à la télévision les rizières, les bombes, les hommes calcinés, confortablement installée dans mon fauteuil, j’éprouve un certain plaisir, une certaine excitation. Voilà pourquoi je veux qu’elle [la guerre] continue», lâche une activiste, interprétée par Glenda Jackson.

Quelques années plus tard, la célèbre comédienne a abandonné le cinéma pour se consacrer à la politique. « Elle est toujours députée ,membre du parti travailliste. Elle devait venir à Venise, il y a un mois, mais finalement elle a dû renoncer : elle avait une commission parlementaire ce jour-là!», sourit le metteur en scène. Peut-être se rendra-t-elle à New-York ?

Peter Brook, lui, y sera. Dans une semaine, Tell Me Lies fera l’objet d’une projection spéciale au MoMa, Museum Of Modern Art. Mais la sortie dans les salles américaines attendra. «Je ne voudrais pas que le film soit à l’affiche en ce moment, à Manhattan. Le sujet est encore à vif, Guantanamo n’est pas résolu… Je veux éviter que des violences éclatent pendant les projections», explique Peter Brook, avant d’enfiler sa parka sur son jean. Mais si le résultat des élections américaines « est bon « – comprenez si Barack Obama est réélu en novembre -, alors oui, il aimerait bien que le film sorte. Puis il s’éloigne, appuyé sur sa canne.

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