« Le théâtre dans son plus simple appareil »

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Par Anne Diatkine, © Libération 

A 94 ans, le dramaturge et metteur en scène britannique cosigne avec Marie-Hélène Estienne un sublime manifeste en faveur d’une forme théâtrale débarrassée de tout artifice et rend hommage au Russe Meyerhold.

Il y a plus de cinquante ans, Peter Brook commençait son essai l’Espace vide ainsi : «Je peux prendre n’importe quel espace vide et l’appeler une scène. Quelqu’un traverse cet espace vide pendant que quelqu’un d’autre l’observe, et c’est suffisant pour que l’acte théâtral soit amorcé.» Peter Brook a aujourd’hui 94 ans, et il continue de s’interroger sur le minimum requis pour que le théâtre advienne. Ou au contraire sur le surplus d’éléments qui le congèle comme dans une chambre froide, en dépit d’une apparence de vie et de mouvements – et d’un texte dramatique flamboyant. Vu sous cet angle, l’entièreté du théâtre de Peter Brook, à la recherche d’un dépouillement toujours plus extrême, est expérimentale, et Why ? sa dernière «pièce» coécrite et mise en scène avec Marie-Hélène Estienne, en est la démonstration magistrale. C’est aussi une interrogation sur les fondements du théâtre et les raisons d’y consacrer sa vie.

Récits mémoriels. Pourquoi le théâtre existe-t-il ? Qu’est-ce qu’on y cherche de chaque côté de la scène ? Quels sont ses pouvoirs ? Pourquoi lui arrive-t-il d’être le plus subversif des arts alors qu’on s’y ennuie parfois ? Ces questions, aussi essentielles ou basiques soient-elles, n’ont pas les mêmes effets ni significations selon qu’elles sont posées à l’orée d’une vie ou à l’approche de sa fin. Et ce qui est merveilleux, dans Why ? est que jamais les interrogations – qui pourraient prendre la forme d’un essai ou d’une conférence – ne restent théoriques. Que voit-on sur la scène circulaire des Bouffes du Nord, théâtre, qui, rappelons-le, fut le lieu même de Peter Brook, et ici, aux murs d’un pourpre plus rouge et lumineux que d’ordinaire ? On y voit tout. C’est-à-dire trois acteurs prodigieux de simplicité – Hayley Carmichael, Kathryn Hunter, et Marcello Magni – tenir à peu près tous les rôles possibles et projeter toutes les émotions existantes, à travers les souvenirs de leurs expériences scéniques. lls sont donc habillés de noir, tout comme les techniciens de plateaux qui s’efforcent d’être invisibles. Pas plus de maquillage que de décor, ou si peu : un tapis, que le trio déplace parfois pour délimiter un nouvel espace de jeu, comme on cadre une photo. Trois portants en guise de porte ou de fenêtre. Quelques feuilles blanches éparpillées. Un texte minimal. Ici l’absence d’artifice est hallucinatoire et le jeu tient de la prestidigitation. On serait bien en peine d’analyser comment les trois acteurs parviennent à faire voir tout ce qu’ils font vivre par leurs seuls déplacements et expressions.

Ce qui rassemble les fragments de récits mémoriels est ce qui passionne Peter Brook depuis ses débuts : comment une forme esthétique se vide-t-elle de sa substance ? Pourquoi une intonation paraît-elle affectée, alors qu’elle semble le comble de la véracité pendant des décennies ? Quelle est la fine frontière, souvent imperceptible, qui sépare la vie de la mort ? Non celle des humains, mais celle des formes esthétiques, qui avec le temps deviennent creuses, ou des manières de jouer. C’est Peter Brook qui le dit, toujours dans l’Espace vide : si on sait distinguer un cadavre d’un vivant, «on est moins entraîné lorsqu’il s’agit d’observer comment une idée, une attitude ou une forme peut passer de la vie au trépas».

Exécution. Construit en deux parties, Why ? est sous-tendu par la même question quasi leibnizienne : «Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?» Constituée d’un préambule de vingt minutes sous forme de fable qui concentre toute l’histoire du théâtre, l’œuvre nous plonge ensuite dans la vie de Meyerhold, auteur et metteur en scène russe qui, sur ordre de Staline, fut exécuté un matin froid de février en 1940 à Moscou d’une balle dans la nuque, après avoir cru et participé avec ferveur à la révolution d’Octobre. C’est lui qui inventa, au côté de Maïakovski, un théâtre sans rideau, sans coulisses, aux portes ouvertes, sans applaudissements – le public rejoignait à la fin des représentations les acteurs sur scène – sans balustrade, sans billet ! Un théâtre où le public pouvait fumer et manger dans la salle afin que chacun se sente chez lui, nous explique Brook et Marie-Hélène Estienne, et comme le rêvent certains metteurs en scène encore aujourd’hui.

Dans cette deuxième partie, la représentation se fait plus didactique mais sans aucune lourdeur, et c’est un moindre mal tant la personne de Meyerhold est aujourd’hui méconnue, voire oubliée. A travers cet homme, qui estimait que le théâtre était de «la dynamite» ou «un poison» ultra-puissant, mais aussi une utopie en acte – et dont l’exécution démontra qu’il n’avait pas tort – Peter Brook livre peut-être un ultime manifeste, questionne à la fois les limites du théâtre et celle de la révolution, et atteint une simplicité qui s’apparente à une prouesse incomparable.

Lors d’un entretien à Libération, l’an dernier, il confiait que trouver le chemin du dépouillement lui avait pris soixante-dix ans.

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